On pourrait déjà clore le débat en disant que les Grecs sont des européens et non pas des Arabes, la polémique se base par conséquent sur un héritage occidental et pas non oriental.
Mais développons.
L'Europe est grecque depuis "toujours" sans aucune discontinuité. C'est tellement évident historiquement que l'on pourrait donner des centaines de noms de Romains, et ensuite de savants du début jusqu'à la fin du Moyen Age, qui citent abondamment les auteurs grecs.
On peut préciser que Virgile s'est grandement inspiré d'Homère pour l'Énéide par exemple, Cicéron connaissait parfaitement tous les courants de la philosophie grecque, qu'en son temps les lettres grecs Y et Z ont fait leur apparition dans l'alphabet latin, que Boèce avait déjà traduit, du grec au latin, à son époque, au 6e siècle, la logique d'Aristote que l'on retrouve dans les arts libéraux du Moyen-Age (de ce que l'on enseignait en somme). Que ces latins de cette longue période connaissaient très bien les Pères de l'Église grecque, qui étaient également très hellénisés, notre héritage chrétien étant également intimement lié à la langue grecque en Occident. Que toute la structure juridique romaine comporte une forte influence de la dimension grecque de la philosophie, du droit notamment (sans pour autant exclure la grande singularité latine qui est la nôtre, nous sommes bien plus latins que grecs dans notre organisation par exemple).
Cela se vérifie d'ailleurs aujourd'hui, la perte du latin signifie également la perte du grec, la "déshellénisation" est la conséquence de la "délatinisation", il est donc impossible de penser la Grèce sans les latins (qui peuvent ne pas connaître le grec mais qui en sont nourris de par leur héritage. Nous avons tous en profondeur l'esprit grec, nous, les occidentaux) :
« Pendant des siècles et des siècles, c’est à travers Rome que le
monde découvrira la Grèce (la Grèce classique), parce que Rome s’était emparé
d’un seul coup, et à jamais, de ce qu’Athènes avait découvert de meilleur.
(…) Ce qu’Athènes avait trouvé de plus parfait passe désormais par Rome et y
reçoit le sceau définitif de l’universalité. »
(Marie-Madeleine Martin)
Concernant le rapport avec l'Islam.
Il faut noter qu'à l'époque de Al-Khawarizmi pour le citer, les terres d'Islam ne le sont pas vraiment encore, la majorité de la population reste encore chrétienne, le syriaque est la langue dominante (il y a des diocèses nestoriens partout en Orient, même en Mongolie, en Chine !). On pourrait citer des dizaines et des dizaines de savants chrétiens syriaques qui ont oeuvrés à traduire les auteurs grecs, du grec au syriaque, là où les Arabes n'en étaient pas capables. D'ailleurs il y avait le système "garshuni", qui était la transcription de l'arabe en alphabet syriaque, inventé par les syriaques pour les arabes (ce qui montre bien que la langue arabe n'était pas encore tout à fait à la hauteur, et que l'Islam était loin d'être complétement installé, elle le sera réellement que plus tard, vers le 12e siècle, au moment même où "l'Islam des Lumières" n'exista plus, ce qui montre bien que la lumière était ailleurs). Il faudrait également rappeler que tous les grands califes de l'époque avaient comme médecins des chrétiens, aucun musulman, ce qui montre bien qu'ils n'étaient pas au niveau de leurs conquêtes, ils étaient plus fort pour la guerre que pour la civilisation. Tout cela pour dire que l'on n'a donc pas affaire à un monde arabe et musulman, mais encore très chrétien.
Après oui, ce milieu syriaque-arabe, islamo-nestorien (plus syriaque-nestorien à mon sens) a reçu, des livres, beaucoup de livres même pour faire plaisir à certains, notamment d'Aristote (pas tous mais des très importants, comme la Métaphysique) que l'Occident ne connaissait pas, ou pas directement (il pouvait en connaître certains indirectement par des auteurs grecs). (On peut ajouter en contrepartie que toute le théâtre grec ou Homère n'a jamais été traduit par les arabes, contrairement à l'Occident qui a finalement traduit tout ce qu'il pouvait une fois ces livres en sa possession.)
Mais au delà de ces considérations, le plus important, c'est qu'il est une chose de posséder un texte avant quelqu'un d'autre, encore faut-il le comprendre, le travailler correctement et le faire progresser, ce qui est le b.a.-ba de la pensée humaine. Cela n'a ni été le cas des tenants de l'Islam de l'époque (le Coran étant la seule source pour comprendre le monde) ni même le cas des hérétiques de l'Islam comme Averroès qui de par sa culture de base musulmane (rejetée par la suite) en a gardé les travers. Je vais me focaliser sur cet homme parce qu'il est l'étendard de cet "Islam des Lumières", considéré comme "le plus grand penseur de l'Islam" pour ceux qui défendent la thèse de l'Occident "éveillé" grâce au monde musulman.
Je vais pas faire une démonstration sur pourquoi l'Islam est en lui-même régressif et le Christianisme libérateur, sinon autant écrire un bouquin, beaucoup l'ont déjà fait, mais pour continuer sur Averroès je dois au moins préciser une différence fondamentale sur une donnée précise (en omettant beaucoup d'autres aspects, mais sinon je pourrais jamais finir mon message, j'insiste plus sur le fait que l'Islam n'est pas une bonne religion pour la science que de dire que le Christianisme est LA religion pour la science, ce que je pense) : l'Islam est une orthopraxie alors que le Christianisme est une orthodoxie. Ce qui compte pour un musulman, c'est de pratiquer, d'appliquer, peut importe après tout si la base est fausse ou pas, on n'a pas à se poser de questions. Pour un chrétien, en bon orthodoxe, c'est qui compte c'est d'être dans la bonne ligne, dans le juste, donc dans ce souci d'être dans le vrai, ce qui ouvre plus de perspective pour penser, et donc pour faire avancer la science (ce qui ne veut pas dire qu'il y a avait que des ignares chez les musulmans, un Al-Khawarizmi ou un Avicenne, c'est pas rien, mais cela reste assez marginal au final quand on regarde l'Occident et tous ses savants, de plus leur dimension perse et leur imprégnation hellénique à chacun mérite effectivement une considération différente).
Le cas d'Averroès cristallise bien notre discussion parce que c'est une personne qui a décidé de devenir un hérétique de l'Islam pour embrasser une autre religion : l'aristotélisme.
Il a appliqué l'orthopraxie musulmane sur les œuvres d'Aristote, ce qui lui a conduit à considérer Aristote comme infaillible, sacré, il suffit donc pour lui de simplement répéter en gros ce qu'il a dit (avec des différences mais toujours dans la même idée de rester un fidèle intransigeant). Ceci ne laisse aucune place pour développer la pensée d'Aristote, de dire qu'il a faux ici ou là, sans lui enlever son génie (comme l'a bien compris Saint Thomas d'Aquin) en bref de fructifier cette pensée.
Il en arrive à la conclusion (en fait celle d'Aristote bien évidemment) que le monde est éternel, alors que même sa religion de base lui disait le contraire.
Malgré son "fanboyisme", Averroès comprenait mal Aristote (notamment sur l'usage que les hommes doivent faire de la Raison, pour Averroès elle est exclusive aux "philosophes") ce que Saint Thomas d'Aquin a bien vu lorsqu'il lisait ses commentaires d'Aristote (peut être dû à une mauvaise traduction ? Traduire du grec, langue occidentale, à l'arabe, langue sémitique, cela pose beaucoup de problèmes) puisqu'il a demandé que l'on fasse une vraie traduction des œuvres d'Aristote, sans passer par le commentaire d'Averroès ni par celles traduites de l'arabe au latin, mais du grec au latin directement, par le grand traducteur Guillaume de Moerbeke. Aristote s'est vu élevé, développé, corrigé par Saint Thomas d'Aquin.
On voit bien la différence d'attitude entre un esprit de culture chrétienne et un esprit de culture musulmane face à l'héritage grec, cela sans pour autant nier qu'Averroès reste un penseur non négligeable de cette période (en se basant sur Aristote, ça aide, on est au pire un penseur de moyenne catégorie, ça suffit à être bien plus grand que beaucoup de philosophes contemporains).
Cependant, pour reprendre partiellement de Gaulle tout en le déformant, je dirai :
"Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant les Grecs ! Les Grecs ! Les Grecs ! mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien."
Faut arrêter de sans arrêt surestimer les grecs.
On voit bien que la Grèce moderne depuis des siècles n'a pas eu la grandeur de nos pays latins, que la Renaissance avec une soit-disant redécouverte de l'Antiquité grecque était somme toute assez superficielle. Parce que l'Europe chrétienne a toujours eu l'art de sublimer les anciens, en nous faisant croire qu'ils étaient plus forts que nous, pour nous dépasser, on ne se rend pas assez compte que nous sommes loin devant eux.